BD ET IDENTITE MALAISIENNE
BD ET IDENTITE MALAISIENNE
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La BD de Malaisie est peu connue en France et pourtant... Nous connaissons certains illustrateurs par les comics américains très populaires dans ce pays, comme Kael NGU qui dessine certains d'entre eux mais aussi des bd françaises comme "Cyborgs" et avec qui nous avons échangé (lire l'interview).
Nous avons beaucoup à découvrir et à apprendre de cette BD (Komik) très particulière : elle reflète toute la complexité ce ce jeune pays. La Malaisie, indépendante (français puis anglais) depuis 1963 comporte différentes îles, mais aussi ethnies, religions, langues très différentes. Cette identité multiple se retrouve dans cet art, mais surtout dans le webtoon, plus libre.
Etre un auteur malais est tout aussi complexe : Singapour est un atout important pour le commerce et la diffusion mais elle n'est plus malaisienne ; être malaisien c'est aussi s'exprimer dans différentes langues... L'utilisation de plusieurs langues dans une même phrase est une norme dans la communication verbale malaisienne. Cette culture linguistique unique contribue également à transmettre l'humour à la malaisienne.
Les premiers dessins éditoriaux sont apparus dans les années 1930 dans des journaux tels que Warta Jenaka et Utusan Zaman. La plupart des dessins publiés abordaient les questions d'indépendance et d'anticolonialisme, conformément à l'esprit de l'époque, visant à élever la communauté malaise et à encourager le nationalisme malais. Les attitudes et les caractéristiques considérées comme un obstacle au progrès des Malais étaient critiquées, tout comme les normes et la culture occidentales. Les dessins animés et les caricatures étaient des outils efficaces pour toucher le public, car ils étaient présentés de manière simple et concise – souvent teintée d'ironie, de sarcasme et de satire – pour une meilleure lisibilité auprès du grand public. (voir art. de Mazelan Anuar, un bibliothécaire de Singapour étudiant le sujet).
L'identité malaise s'est forgée par l'emprunt de la culture de "l'autre" : raconter une histoire en y intégrant des éléments des différentes cultures composant le pays. Lat est une référence : il a réussi à raconter une histoire malaisienne avec "Kampung boy", inspirée de sa propre histoire ; il es né dans un village avant de venir en ville. Ses histoires sont un savant mélange visuel et intellectuel des différentes communautés que l'on retrouve dans la représentation des vêtements ou aliments par exemple. (voir art. "Lat’s Comics and the Articulation of the Malaysian Cultural Landscape")
Identité et religions
Singapour indépentant, la préoccupation du gouvernement est de maintenir une cohésion nationale : si chaque communauté préserve ses coutumes, langues et religions, les musulmans sont majoritaires et détiennent le pouvoir. Il est attendu à ce que toutes les communautés acceptent l'islam dans les média et dans la rue. La BD (papier, éditée) n'échappe pas à la règle et la censure passe par là. La difficulté étant de trouver un équilibre entre une représentation de toutes les communautés dans leur diversité et la représentation acceptable pour les musulmans.
L'édition officielle soumise à la censure ne permet pas assez aux artistes de s'exprimer. C'est par le webtoon que nombre d'entre eux peuvent aujourd'hui se faire connaitre et s'exprimer librement : ces plateformes en ligne sont facilement accessibles et les lecteurs peuvent facilement échanger avec les auteurs.
En Malaisie, la culture de l'autoédition a été mise en avant lors de la Comic Fiesta, la plus grande convention annuelle de fans inspirée de la culture populaire japonaise, qui a débuté en 2002.
L'accent mis sur le marché de l'art créatif s'est étendu à des centaines de stands d'art destinés aux artistes, ainsi qu'à d'autres événements de fans de plus petite envergure qui ont émergé par la suite et suivi le mouvement.
Représentation et réalité
Les auteurs distillent des éléments permettant au lecteur d'identifier un lieu malaisien ou étranger mais la réalité n'est pas forcément bien interpretée par les lecteurs selon leur ethnicité : une femme enlevant le foulard chez elle uniquement en famille est un signe de liberté mais pour les éditeurs officiels, montrer une femme non voilée n'est pas apprécié. Une scène montre une femme sans foulard conseiller à une femme portant le voile d'arrêter de trop parler : VieN démontre qu'une femme non voilée n'est pas forcément moins respectueuse.
Fingernailz s'est confronté à un autre problème : porter un toast, même non alcoolisé est lié à l'alcool et représentatif de l'Occident. Pour remédier au problème, il a changé cette scène avec un serrage de mains, plus "musulman", mais cette action dans la vie réelle ne se fait pas. (voir art. "Manga influences and local narratives: ambiguous identification in comics production" Iman Junid & Eriko Yamato)
Représenter la réalité peut être mal interprété et censuré. L'actualité, les mots d'humeurs sont ainsi souvent traités par l'humour.
Influences étrangères
Les malaisiens ont beaucoup lu de comics américains et les auteurs malais se sont appropriés les personnages et scénarios en y mêmant des éléments locaux. Le style "comics américain" est considéré comme le style malaisien.
style japonais
Dans les années 1980 le manga arrive aussi en Malaisie, en version piratée puis via l'import chinois. Là encore le point de vue malaisien est complexe. Habitués à lire et dessiner dans le style "comics" américain, les auteurs malaisiens (nouvelles générations) utilisant un style "manga" ne sont pas toujours considérés comme malaisiens même si les auteurs y ajoutent des références locales. Au contraire, les japonais lisant des "manga" malaisiens estiment qu'ils n'ont rien de japonais. Le style "manga" est "transculturel" : les codes et personnages produits par les japonais ne sont pas perçus de la même manière que les étrangers : des femmes sexy avec des formes est justement tout ce que la femme japonaise ne laisse pas paraitre dans sa culture ; le lecteur étranger caricature cette représentation et interprète la société japonaise comme une population masculine obsédée par les belles jeunes femmes. En tirant parti du style manga et des tendances de la mode japonaises, les bandes dessinées ont davantage attiré l'attention des jeunes lecteurs malaisiens. Cependant, suivre de trop près les tendances de la mode japonaise dans la conception de ses personnages a remis en question la moralité de certains lecteurs malaisiens, ne correspondant pas aux valeurs islamiques auxquelles adhère plus de la moitié de la population du pays. Le manga propose un style repris par des auteurs de toutes nationalités. Certains auteurs malaisiens, dessinant dans le style "manga" ne veulent pas non plus être identifiés comme malaisiens mais uniquement comme des artistes. Abam Apam est reconnu facilement à son trait épais et sombre : c'est l'artiste qui est reconnu et non le style ou origine d'un pays. (voir art. Manga influences and local narratives: ambiguous identification in comics production Iman Junid & Eriko Yamato)
style chinois
La bande dessinée sino-malaisienne est arrivée dans les années '70 mais avec les BD de Ding Xi (б喜) sur des sujets sociaux mais s'est effacée avec l'arrivée de la BD japonaise et de Hong-Kong. Dans les années 2000, elle est revenue en force avec des titres pour les enfants telles que Gemeilia (哥妹俩/Frère et Sœur) et Liu Lian Gong Zhu (榴莲公主/La Princesse Magique Durian). Elle est un support dominant parmi les bandes dessinées locales, particulièrement destinée aux élèves des écoles primaires chinoises, car elle intègre aujourd'hui des contenus éducatifs tels que la langue, l'histoire, les mathématiques et les sciences. Cette nature de la bande dessinée pour enfants malaisienne contemporaine a définitivement changé l'impression négative des parents sur les bandes dessinées (Liu Shao Ming cité dans Media Prima, 2013).
En général, la bande dessinée chinoise malaisienne intègre son patrimoine et sa culture uniques, notamment les maisons de village (Kampung), les jeux, la cuisine et la langue des Malais ; c'est l'un des éléments qui distingue la bande dessinée chinoise locale des autres bandes dessinées internationales.
En termes de contenu, la bande dessinée sino-malaisienne privilégie les bandes dessinées de quatre cases ou les nouvelles, comme par exemple Hei Se Shui Mu (La Méduse Noire), Ping Ton et Xiu Dou Gao Xiao (Le Lycée Kuso). Cela contraste avec d'autres cultures de bande dessinée qui publient de longues séries. Au Japon, la bande dessinée est explorée avec une continuité qui permet une évolution et des rebondissements sophistiqués dans l'intrigue, comme par exemple Katekeyo Hitman Reborn (Fig. 64) et One Piece (Fig. 65). Aux États-Unis, DC et Marvel ont créé des univers narratifs partagés, permettant des extensions à partir de bandes dessinées de super-héros individuels (Beaty, 2011).
AUTEURS DE MALAISIE
Le cas de LAT (extrait de l'article "Lat’s Comics and the Articulation of the Malaysian Cultural Landscape" par LEE SIEW CHIN, T’NG CHEAH KIU CHOON, NORAZA AHMAD ZABIDI, BADRUL REDZUAN ABU HASSAN)
"Ses bandes dessinées sont assez connues et mémorables pour leurs personnages drôles, charmants et pleins d'esprit. Cependant, ce qui rend son œuvre si importante, c'est qu'elle offre une perspective intéressante sur elle-même en tant que lieu de contestation socioculturelle dans de nombreuses sociétés pluralistes. Les constructions visuelles du peuple malaisien dans ses œuvres sont multidimensionnelles. On peut facilement identifier dans ses œuvres des personnages stéréotypés ou des caricatures, ce qui est important pour la représentation visuelle et la communication. L'importance des bandes dessinées de Lat réside donc dans sa capacité à dépeindre un paysage culturel malaisien réaliste, un amalgame de diverses ethnies."
Kampung Boy
Kampung Boy est une bande dessinée autobiographique racontée en anglais et ponctuée de malais, qui relate la jeunesse du dessinateur, Mohammad Nor Khalid plus connu sous le surnom de Lat (diminutif de bulat, "rond" en malais), dans le petit village de Perak des années 1950.
Publiée pour la première fois en 1979 aux éditions Berita Publishing, Kampung Boy fut un succès commercial et reçut de nombreuses critiques positives. Une série télé du même nom reprit les aventures du jeune garçon en 1999, et la première édition (60 000 copies) connut même une rupture de stock 4 mois après sa parution ! La suite, Town Boy, publiée en 1981, relate l'adolescence de l'auteur et la vie de sa famille en ville.
Ce livre a consacré la carrière de Lat, le propulsant au rang d'artiste et dessinateur connu et reconnu en Malaisie mais aussi sur la scène internationale.
auteurs et webtoons
Le webtoon permet aux artistes de s'exprimer sans la contrainte de la censure.
Depuis l'emergence du webtoon et ses publications de bd en ligne, les artistes malaisiens sont très nombreux. Parmi les plus connus, le site silvermous.com en présente 18 d'entre eux dont les plus connus dont « Kampung Boy » de Lat, « Ge Mei Lia » d’Eddie, « Lawak Kampus » de Keith, Black Jellyfish et le caricaturiste politique Zunar.
D'autres artistes moins connus (une sélection de noms par vulcanpost.com) comme : Cik Зzzah. Elle dessine des scènes vécues, de sa vie qu'elle pense intéressantes à partager avec ses lecteurs. Daily life of Ah Via A travers son personnage, l'autrice fait part de ses pensées, ses opinions, partagées par de nombreux malaisiens. Hxsm En quelques coups de crayons, des dessins simples, souvent drôles sur des réflexions ou l'actualité en Malaisie. Kendylife Des dessins drôles et divertissants, jouant sur les mots Kotak box Un collectif de jeunes artistes qui plait aux malaisiens Lisa Ng Des personnages sympathiques pour des scènes de la vie quotidienne Lizzie Zany C'est une jeune fille et son chat dans des situations quotidiennes des malaisiens Masato Kenya Des personnages avec une forte identité, auxquels on peut s'identifier, souvent drôles. Superdoofus Superdoofus s'est fait connaître pour les sujets importants, sérieux, même si traités avec humour Tangan Punya Kerja - Ben Osman A travers un personnage féminin, des scèens de la vie quotidienne. Vulpineninja Artiste appréciée pour ses histoires non superficielles ; elle partage ses opinions pouvant être controversées. White Noodle Doodle L'essentiel de ses dessins plutôt humoristiques est de raconter des expériences vécues en Malaisie, ses souvenirs d'enfance ou des questions du moment.
Le point commun de ces artistes est de parler de leur quotidien : de la vie des malaisiens, avec humour. Ce sont des artistes locaux mais aussi internationaux, très accessibles via les plateformes de webtoon et de leur communication via les réseaux sociaux.
LA MALAISIE ET SES SUPER HEROS
Les malaisiens se sont abreuvés de comics américains et sont fans de super héros. Le premier super héros malaisien est Keluang man. Sun Bird est un super héros connu de Marvel.
Sun Bird , le super-héros malaisien de Marvel qui porte du batik et manie des krises
Le site risemalaysian.com nous présente quelques uns des super héros : Chempiang, une série basée sur une bd locale ; Keluang man, un malade mental le jour et un super héros la nuit ; Cicak man, l'homme lézard ; Pepaya, une série inspirée de Popeye ; Anto fighter est un groupeprotégeant le monde des mauvais esprits ; Atoi de la série Kapoww est un garçon frappé par la foudre et en tirant ses pouvoirs ; Supermark une série avec une super maman ; Mantera, un super héros hight tech ; Ryujin Juwara, premier drame de super héros adapté d'une série japonaise.
LA MALAISIE VUE PAR LA BD OCCIDENTALE
La BD malaisienne est riche et ses artistes s'impliquent dans la BD occidentale. Mais la BD occidentale s'est-elle intéressée à ce pays?
Le personnage le plus connu est peut-être Sandokan, à l'origine une série tv franco-allemande diffusée en 1976 ; plusieurs adaptations en ont été faites, dont la bande dessinée. "Lettres de Malaisie" a fait une liste de bandes dessinées en lien avec le pays :
"A la conquête de Kin-Ballu (Sandoukan)" / Graziano Origa et Enea Riboldi - Sagedition, 1976
"Alerte à Bornéo" / Edouard Aidans et Yves Duval - Le Lombard, 1982
"Bob Morane et le mystère de la zone Z" / Gérald Forton et Henri Vernes - Gérard et Cie, 1964
"Bornéo Jo" / Danie Dubos et Georges Pichard - Dargaud, 1983
"Bornéo Jo : la pierre de passe" / Danie Dubos et Georges Pichard - Dargaud, 1984
"Charlie Chan Hock Chye, une vie dessinée" / Sonny Liew - Urban comics, 2017
"La dame de Singapour" / Al Coutelis et Francis Lambert - Dargaud, 1984
"Destination Bornéeo" / Marcello et Jean Ollivier - La Farandole, 1986
"Kampung Boy" / Lat - Tête Rock Underground, 2003
"Lunes birmanes" / Sophie Ansel et Sam Garcia - Delcourt, 2012
"Le mangeur d'archipels" / Frank Le Gall - Dupuis, 1995
"Marie vérité" / Frank Le Gall - Dupuis, 1990
"Le piège malais" / Conrad - Dupuis, 1990
"La pieuvre rouge de Bornéeo" / Dominique Serafini - R. Laffont, 1997
"La reine fantôme" / Jean- Michel Charlier et Victor Hubinon - Dupuis, 1977
"Requins en mer de Chine" / Jean- Michel Charlier et Victor Hubinon - Dupuis, 1977
"Sandokan" / Mino Milani et Hugo Pratt - Casterman, 2009
"Secrets" / Frank Le Gall - Dupuis, 1990
"La sultane blanche" / Pierre Christin et Annie Goetzinger - Dargaud, 1996
"La terrasse des audiences 1 " / Frank Le Gall - Dupuis, 1995
"La terrasse des audiences 2 " / Frank Le Gall - Dupuis, 1997
"Les tigres volants 2. Mission Singapour" / Felix Molinari et Richard D Nolane - Soleil, 2000
"Town Boy" / Lat - Tête Rock Underground, 2006
"Le trésor du Rajah blanc" / Frank Le Gall - Dupuis, 1991
"La vallée de la morte verte" / Jean- Michel Charlier et Victor Hubinon - Dupuis, 1973