SACRIFICE DU NOUVEL AN
"LE SACRIFICE DU NOUVEL AN" /adapt. de la nouvelle de Lou Sin ; ill. de Yong Siang, Hong Jen, Yao Kiao. - Ed. en langues étrangères, 1978
Une année, au début de l'hiver, à Loutchen, comme monsieur Lou-le-quatrième voulait changer de servante, la vieille Wei qui faisait office d'intermédiaire vint présenter une jeune femme dans les vingt-six ans, au teint pâle mais aux joues roses.
La vieille Wei l'appelait belle-soeur Siang-lin. C'était une voisine de sa mère ; elle voulait se placer parce que son mari était mort. Monsieur Lou-le-quatrième fronça les sourcils, et madame Lou-la-quatrième sentit aussitôt que cette femme lui déplaisait parce qu'elle était veuve.
Pourtant, remarquant ses traits réguliers, son air humble, ses grandes mains et ses grands pieds vigoureux, Madame la jugea docile et travailleuse, aussi, malgré le froncement de sourcils de Monsieur, décida t-elle de la garder.
Pendant la période d'essai, belle-soeur Siang-Lin travailla sans relâche ; on eut dit que le repos lui pesait. Elle était aussi forte qu'un homme. Dès le troisième jour, elle fut définitivement engagée. Elle toucherait un salaire de cinq cents sapeques par mois.
Elle n'était pas bavarde et ne parlait que lorsqu'elle était interrogée ; ses réponses étaient brèves. Ce n'est qu'une dizaine de jours après son arrivée qu'on apprit qu'elle avait une belle-mère très sévère à la maison, et un jeune beau-frère. Son mari avait été bûcheron ; de dix ans plus jeune qu'elle, il était mort au printemps. C'est tout ce qu'on savait de son histoire.
Le temps passa très vite ; elle ne se relâchait pas dans son travail. Tout le monde disait que la serveuse de monsieur Lou-le-quatrième abattait plus d'ouvrage qu'un homme de peine. A la fin de l'année, elle fit les grands nettoyages, tua les poulets et les oies, veilla à la préparation des mets destinés aux offrandes. Elle fit toute la besogne à elle seule et point ne fut besoin de louer quelqu'un pour l'aider. L'ombre d'un sourire parut sur ses lèvres ; elle prit meilleure mine et son visage s'arrondit.
Les fêtes du jour de l'an à peine passées, un jour elle revint de laver le riz à la rivière le visage décomposé : elle avait vu un homme qui ressemblait à un cousin de son mari se promener sur l'autre rive et elle craignait qu'il ne fût à sa recherche. Madame Lou-la-quatrième ne put rien en tirer de plus.
Lorsque Monsieur Lou-le-quatrième apprit cette affaire, il fronça les sourcils en disant à son épouse : "C'est mauvais signe ; elle a dû se sauver de la famille de son mari".
Une dizaine de jours plus tard, la vieille Wei arriva chez monsieur Lou-le-quatrième accompagnée d'une femme qu'elle dit être la belle-mère de la servante. Pour une simple villageoise de la montagne, cette femme montrait une grande assurance et s'exprimait avec beaucoup d'habileté. Elle s'excusa de venir chercher sa belle-fille, mais il y avait fort à faire au printemps et à la maison ils avaient besoin de main d'oeuvre.
"Puisque c'est sa belle-mère, dit monsieur Lou-le-quatrième, qu'y pouvons nous?" On calcula ses gages. Belle-soeur Siang-Lin n'y avait jamais touché. Tout le montant fut remis à la belle-mère, qui prit aussi son paquet de vêtements et se retira en remerciant. Il était midi.
Au bout d'un instant, Madame s'exclama : "Aya! Où est le riz? Est-ce que belle-soeur Siang-Lin n'était pas allée laver le riz?" Tout le monde se mit à la recherche du panier de riz. Madame le chercha dans la cuisine, dans le salon, dans la chambre à coucher, mais le panier demeurait introuvable.
Monsieur gagna la porte ; dehors il ne trouva rien non plus ; c'est seulement lorsqu'il arriva au bord de la rivière qu'il vit le panier posé bien d'aplomb sur la berge auprès d'un chou à laver.
Des témoins lui raportèrent qu'une barque à bâche blanche s'était arrêtée le matin. Belle-soeur Siang-Lin était venue laver le riz à la rivière ; elle s'était à peine agenouillée sur la berge que deux hommes à l'allure de montagnards jaillirent de la barque et se précipitèrent sur elle. L'un des deux l'empoigna et, aidé de l'autre, l'emporta à bord.
On l'entendit pleurer et crier, mais bientôt elle se tut ; sans doute l'avaient-ils baîllonnée. Ensuite, deux femmes montèrent dans l'embarcation ; l'une était la vieille Wei, l'autre une inconnue. Les témoins avaient essayé de regarder sous la bâche : il leur avait semblé que belle-soeur Siang-Lin gisait ligotée au fond de la barque.
Après le déjeuner, la vieille Wei se présenta de nouveau. "C'est odieux!" dit monsieur. Madame s'exclama avec colère : "C'est vous qui nous l'avez présentée et vous prenez part à un complot pour la faire enlever. Que va t-on dire de cela? Vous voulez donc faire de notre famille l'objet de la risée de tout le monde?"
La vieille Wei s'empressa de répondre : "Aya! Aya! Je me suis laissé trompé. Lorsqu'elle m'a demandé de lui trouver une place, je ne me doutais pas qu'elle agissait en cachette de sa belle-mère. Vraiment, Monsieur-le-Quatrième, Madame-la-quatrième, je vous présente toutes mes excuses. Cette fois-ci je vais vous trouver une servante tout à fait bien pour réparer ma faute."
Le fait était que belle-soeur Siang-Lin travaillait comme servante en cachette de sa belle-mère. Celle-ci voulait marier son jeune fils ; si on n'avait pas trouvé de mari à sa bru, où aurait-on pris l'argent pour offrir aux parents de la fiancée? C'est pourquoi elle l'avait promise à Ho-le-sixième du val des Ho. Après son retour, sa belle-mère la força de monter dans la chaise à porteurs.
Belle-soeur Siang-Lin protestait et se débattait terriblement. Sous l'ordre de sa mère, le beau-fils la ligota dans la chaise à porteurs. Pendant tout le trajet, elle ne fit que hurler et crier des injures, si bien qu'en arrivant au village des Ho elle était tout enrouée.
Après l'avoir sortie de la chaise à porteurs, le frère ainé de Ho-le-sixième et son jeune beau-frère ne purent la faire se plier aux prosternations rituelles.
Comme ils avaient relâché un moment leur étreinte, belle soeur Siang-Lin alla se frapper la tête contre le coin de la table qui portait l'encens et les cierges et se fit un fros trou à la tempe. On pensa la plaie avec deux poignées de cendres d'encens et deux morceaux de chiffon rouge, mais elle saignait toujours.
Pour finir, tous les assistants se mirent de la partie et réussirent à l'enfermer avec son mari dans la chambre nuptiale d'où elle continua à lancer des insultes.
Belle soeur Siang-Lin finit par accepter son sort. Son mari était très fort, bon travailleur et propriétaire de la maison qu'ils habitaient. Belle-soeur Siang-Lin eut donc la chance de ne plus avoir de belle-mère sur le dos. A la fin de l'année, elle eut un fils qu'elle appela Bébé.
Qui aurait pu penser que trois ans après Ho-le-sixième serait atteint de la fièvre typhoide. Il commençait à aller mieux, lorsqu'il avala un bol de riz froid, il fit une rechute et mourut.
Belle-soeur Siang-Lin coupait du bois, cueillait les feuilles de thé et élevait des vers à soie, ainsi serrait-elle avec bien de la peine à élever son bébé.
Deux ans après la mort de son mari, un jour de printemps, belle-soeur Siang-Lin ouvrit la porte de grand matin, puis elle remplit un panier de fèves et dit à bébé de s'asseoir sur le seuil de la porte pour les écosser.
Elle partit couper du bois derrière la maison, puis elle lava le riz et le mit à cuire. Après cela, elle voulut préparer les fèves et elle appela son fils ; pas de réponse.
Elle alla voir ce qu'il faisait, mais elle ne trouva que les fèves éparpillées sur le sol ; Bébé n'était plus là.
Elle le chercha chez les voisins, personne ne l'avait vu. Folle d'inquiétude, elle suplia des gens de faire des recherches dans les environs.
C'est seulement l'après-midi, après avoir cherché partout qu'ils allèrent dans la montagne et découvrirent l'un de ses petits souliers accroché aux ronces. Tous dirent : "c'est mauvais signe ; il a dû être emporté par un loup!".
Et, en effet, en continuant leurs recherches, ils le trouvèrent gisant dans la tanière d'un loup ; ses entrailles avaient été dévorées, son ventre béant était vide, mais il tenait toujours serré dans sa main le petit panier.
Maintenant, la voilà seule.
En automne, le frère aîné de son mari vint réclamer la maison et la chassa.
Ne sachant pas où aller, elle revint à Loutchen et demanda l'aide de la vieille Wei. Elle apportait un panier rond et plat et un petit rouleau de literie.
La vieille Wei l'amena de nouveau chez Monsieur Lou-le-quatrième. Madame hésita d'abord, puis lui dit de porter son panier et son rouleau de literie dans le quartier des domestiques. Monsieur, comme la première fois, fronça les sourcils, mais à cause des perpétuelles difficultés qu'ils avaient pour trouver des domestiques à leur convenance, il ne fit pas trop d'objections pour la reprendre.
Il donna cependant à Madame cet avertissement : "Des personnes de ce genre semblent très à plaindre, mais exercent une mauvaise influence morale. On peut lui faire faire les travaux ordinaires, mais il ne faut pas lui laisser toucher les objets de culte, sinon les mets souillés ne pourraient pas être agréés par les ancêtres."
Chez Monsieur Lou-le-quatrième, le sacrifice offert aux ancêtres chaque fin d'année était un évènement de première importance ; et autrefois c'était le moment où Belle-soeur Siang-lin était la plus occupée. Cette année-là, elle n'eut presque rien à faire. Lorsque la salle qui servait d'autel eut été installée au milieu du salon, belle-soeur Liang-sin allait déposer les gobelets à vin et les baguettes sur la table quand Madame l'en empêcha vivement.
La servante se retira et alla chercher les chandeliers. "Belle-soeur Siang-lin, laissez cela, je les prendrai moi-même." dit non moins vivement Madame.
Après avoir tourné en rond, ne trouvant rien à faire, belle-soeur Siang-lin quitta le salon d'un pas hésitant. Tout ce qu'elle put faire ce jour-là fut de s'occuper du feu.
Les habitants du bourg continuèrent aussi à la nommer belle-soeur Siang-lin, mais sur un tout autre ton ; ils lui parlaient encore, mais leur sourire restait froid. Elle n'y prêtait pas la moindre attention ; le regard fixe, elle racontait à tout venant l'histoire qui la tourmentait jour et nuit. Ses larmes se mettaient à couler et sa voix se perdait dans les pleurs.
Cette histoire produisait son effet ; les hommes qui l'entendaient ne riaient plus et s'en allaient, déconcentrés ; en l'écoutant, les femmes semblaient non seulement lui pardonner, mais perdaient aussitôt leur expression méprisante et mêlaient leurs larmes aux siennes.
Belle-soeur Siang-lin n'aimait rien tant que ressasser sa triste histoire. Elle essayait de l'amorcer, lorsqu'elle voyait un garçon de deux ou trois ans : "Hélas! si Bébé était encore vivant, disait-elle, il serait grand comme ca..."
Bientôt les habitants du bourg pouvaient presque tous répéter son récit mot pour mot, et l'entendre de nouveau les exaspérait. Les gens lui coupaient la parole et s'éloignaient sans plus s'attarder. Elle les regardait, effarée, bouche bée.
Désormais, son visage morne et impassible ne s'éclairait jamais d'une ombre de sourire. Ses patrons remarquaient qu'elle n'était plus aussi vive qu'autrefois et laissèrent entendre qu'ils étaient loin d'être satisfaits.
Le temps passe vite. Encore une année qui s'achevait. Les préparatifs du Nouvel An commencèrent dès le 20 décembre chez Monsieur Lou-le-quatrième. On dut louer une certaine tante Lieou qui, dévote bouddhiste, végétarienne, ne voulait tuer ni les poulets ni les oies. Elle accepta seulement de laver les objets rituels. Belle-soeur Siang-lin n'avait pour toute occupation que de nourrir le feu. Elle s'assit à côté de tante Lieou pour la regarder laver la vaisselle.
Tante Lieou se tournant vers belle-soeur Siang-lin lui dit : "Pour moins de deux ans de vie conjugale avec ton deuxième mari, tu as commis un grand pêché. Lorsque tu descendras dans le domaine des morts, les deux fantômes de tes maris vont se disputer pour t'avoir. Le dieu des Enfers sera obligé de te faire scier en deux pour donner à chacun une moitié de toi".
La terreur se peignit sur le visage de belle-soeur Siang-lin. Tante Lieou continua : "Tu ferais bien de prendre des précaotions à l'avance. Va au temple du dieu tutélaire, et offre un seuil. Il sera ton remplaçant ; tout le monde te piétinera, passera dessus, et il fera pénitence pour tes pêchés ; ainsi tu n'auras pas à souffrir après la mort."
Le soir, belle-soeur Siang-lin pensa aux paroles de tante Lieou. Elle ne s'endormit qu'à l'aube, et encore fit de terribles cauchemars. Le lendemain, elle se rendit au Temple du dieu tutélaire et demanda à offrir un seuil. Le gardien du temple ne voulait d'abord pas en entendre parler, et c'est seulement devant ses larmes qu'il finit par lui donner son consentement. Le prix du seuil était de douze mille sapèques.
Désormais elle demeurait des journées entières sans ouvrir la bouche ; on la voyait passer silencieusement dans les rues pour faire les commissions, aller laver les légumes et le riz. Environ un an plus tard, elle demanda à Madame Lou-la-quatrième les gages qu'elle avait laissés s'accumuler ; elle changea ses sapèques contre douze yuans d'argent, demanda un congé et s'en fut au temple.
Au retour, elle avait l'air toute détendue et ses yeux brillaient d'une lueur inaccoutumée. Elle annonça triomphalement à sa maitresse qu'elle avait offert un seuil au Temple du dieu tutélaire.
Lors du sacrifice aux mânes des ancêtres, à la fête du solstice d'hiver, en voyant préparer les plats rituels, elle alla tout naturellement chercher les gobelets à vin et les baguettes. "Laissez cela, belle soeur Siang-lin!" cria précipitament Madame.
Elle retira aussitôt sa main, comme si elle avait touché du feu ; son visage devint couleur de cendre et, n'osant plus toucher aux chandeliers, elle demeura immobile, comme égarée.
Au moment de brûler l'encens en offrande, il fallut que Monsieur lui dise de se retirer pour qu'elle quittât enfin la pièce. Elle se demandait anxieusement : "J'ai offert un seuil au Temple du dieu tutélaire, est-ce que cela ne suffit pas qu'il fasse pénitence pour mes pêchés?..."
Cet incident provoqua en elle un grand changement ; le lendemain, non seulement elle avait les yeux cernés, mais elle était toute abattue. Elle devint peureuse. Toujours inquiète, elle avait l'air d'une souris sortie de son trou en plein jour. Ou bien elle restait assise, stupide, semblable à une statut de bois.
Moins de six ans plus tard, ses cheveux étaient déjà gris. Sa mémoire s'affaiblit au point qu'elle oubliait souvent d'aller laver le riz du repas. Madame disait parfois devant elle, en guise d'avertissemnt : "Qu'a donc belle-soeur Siang-lin? J'aurais mieux fait de ne pas la reprendre cette fois-ci."
Peu de temps après, Madame Lou-la-quatrième la congédia et la renvoya chez la vieille Wei. Comme aucune famille ne voulait la prendre et que la vieille Wei ne pouvait non plus la garder, elle devint une mendiante. Ses cheveux étaient maintenant tout blancs ; on n'aurait jamais dit une femme dans la quarantaine!
Lorsqu'elle rencontrait une personne ayant de l'instruction, elle la regardait fixement et lui demandait : "Oui ou non, un être a t-il une âme qui vit encore après sa mort?... l'enfer existe t-il aussi?... après la mort, les membres d'une même famille peuvent-ils se retrouver?..." Qui aurait pu lui répondre et lui apporter un soulagement?
C'était bientôt la fin d'année. A Loutchen; chaque famille préparait le "sacrifice". Il faisait sombre. Les flocons de neige s'envolaient dans le ciel. Pendant que chez Monsieur Lou-le-quatrième on était en train d'accueillir le dieu de la Fortune et de faire partir des pétards, belle-soeur Siang-lin d'affaissa au bord de la rivière et mourut silencieusement.